Il est prisonnier de sa propre création, de la frénésie d'un musicien un peu trop fou. Ses doigts, malgré-eux proies à la fatigue physique ne peuvent s'empêcher malgré la douleur de suivre la cadence imposée par l'artiste dans son addiction-passion. Un frisson s'empare de son corps tout entier, lui-même surpris de la mélodie inédite qui s'échappait du piano.
C'était la première fois qu'il s'échappait des bornes de l'ordinaire, des vielles partitions qui connaissaient par cœur, aujourd'hui, ses sens se concentraient sur un rythme peu familier, tandis que ses yeux se déposaient non sur la foule, mais sur une feuille froissée et usée par l'encre.
Ce n'était pas son travail, mais celui d'un autre. D'un mystérieux jeune homme qui depuis avait éveillé sa curiosité. Tout les soirs il transmettait au barman quelques unes de ses créations.
Haru était plutôt le genre de garçon à se la jouer solo ; mais ce fut le coup de foudre artistique. Alors qu'il avait vidé son sac, il était tombé par pur hasard sur le travail de l'inconnu, et aussitôt l'inspiration lui vint à flot. Il ne connaissait ni son nom et encore moins son visage, mais sans hésitation il lui offrit sa confiance. Impulsivement, il abandonna ses révisions bien trop ennuyantes pour se consacrer à la réécriture de la chanson. Il y adapta la mélodie, son jeu au piano afin de donner la plus belle harmonie possible.  

Ce soir fût son plus beau pari, probablement sa plus belle victoire.  
Alors que la mélodie s'achevait, il ne pouvait s'empêcher d'étirer ses commissures malgré lui. Depuis combien de temps avait-il faussé ses émotions en faisant semblant d'apprécier ce qu'il faisait ?
Un instant d'évasion et il se surprenait les yeux mi-clos, émergeant alors de force de son semi-sommeil. Son regard se perdit à travers la salle, tandis que son sourire était encore resté accroché à son visage alors qu'il s'était mis à rire de lui-même (et il lui fallut peu de temps pour l'éteindre à nouveau et retourner à sa nature habituelle). La salle du bar s'était déjà vidée, le laissant alors vraisemblablement seul. Fumer puis dormir. Son premier réflexe fût, une fois la cigarette à la bouche, s'armer de son briquet et s'enfuir à l'extérieur pour se détendre. Cependant son chemin fût interrompu par une pile de feuille qui s'écrasa devant ses pieds. Instinctivement il se mit à les ramasser, prêt à les rendre à son propriétaire, jusqu’à ce que le contenu de l'une d'entre elles lui fit changer d'avis. Il fût en mesure de reconnaître avec aisance ce qui semblait être des paroles de chanson et sa curiosité fût piquée. « Elle n'était pas destinée à moi de toute façon ? » Insolent comme à son habitude, il prit la peine de s'éloigner, la feuille en main, tandis qu'il fit signe à son propriétaire de suivre. D'un pas affirmé il s’engouffrait alors à l'extérieur pour s’empoisonner à petit feu mais surtout avoir une réponse aux milles et unes questions qui trottaient dans sa tête.

Le vent lui claque au visage, le froid malmène son corps jusqu’à en geler ses oreilles. Il marche lentement, les membres alourdis par la fatigue tandis qu'il allume avec peine sa précieuse cigarette. Qu'il est dur de vivre ainsi, mais qu'est-ce qu'il se sent libre. Allégé du poids des regards et des attentes des autres, la médiocrité s'oublie et se perd face à son désir brûlant de déchéance. Ses yeux survolent l'immensité du manteau étoilé tandis qu'il élève ses desseins jusqu'au ciel de la lune. Toutes les nuits l’insomnie le guette, l’anxiété le hante, celle d'une couronne qui se ressert sur sa tête. Il en a honte, mais parfois il rêve d'être né un instant plus tard, que son frère l'eut remplacé, qu'il aurait été la brebis sacrifiée au nom de sa soi-disante liberté. Mais il savait bien que cela n'aurait rien changé, mais il fallait un démon à maudire, une entité à rejeter.
Perdu dans ses songes, il en avait presque oublié l'autre, qu'il dévisagea aussitôt. Autrefois vaillant, il s'était transformé en adolescent-proie. Il était tellement paniqué que ses gestes se lisaient comme une simple partition. Il n'avait été agressif et pourtant l'inconnu semblait avoir rapidement pris une position défensive, serrant sa précieuse sacoche comme s'il allait la lui arracher. « j'te comprends pas. » La situation en était presque risible. Il l'avait pris en flagrant délit et pourtant, il continuait se renfermer d'avantage. « pourquoi….  » le pianiste n'aimait pas parler. Cela révélait sa plus grande faiblesse, sa voix aux milliers de maux de d'incertitudes. Mais la vile curiosité l'avait rongé et les mots roulaient trop facilement entre ses lèvres. « –t'es comme ça ? » Il serre les poings, s'en mordrait presque les lèvres, la jalousie le rongeant, la haine-douleur de voir des gens agir ainsi. De ceux qui gâchent leur ambition et leur rêves alors qu'ils ont une vie et les poignets libres. « t'as du talent, ne le gâche pas ici ou avec moi. » Le désespoir se lisait à travers la froideur de ses mots et s'il le pouvait il rirait. Il était pitoyable à vouloir aller à contre-courant. Il avait du potentiel, une âme d'artiste à exploiter, mais il n'était pas celui qui devait la développer. Ce n'était pas lui, et il essayait de s'en convaincre. Il en était risible de vouloir se mutiler ainsi. Il aurait voulu le retenir et en apprendre d'avantage sur lui, mais il était une perte de temps. Il avait l'épée de Damoclès au-dessus de la tête et il n'allait tarder avant de s'évaporer et que le soleil de l'oisiveté ne brûle ses ailes innocentes.